CATANZARO (Calabre, Italie) – Pour entrer dans Catanzaro, on passe par le pont Morandi. Un autre. Les souvenirs génois récents n’apportent rien de bien, surtout après l’interception des conversations téléphoniques révélant que les matériaux pour sa construction n’avaient pas été aussi optimaux. A Catanzaro le vent souffle toujours aussi fort. Une ville d’ascenseurs et funiculaires. Au belvédère, la sculpture d’une femme semble couper les nuages. Au loin, la mer est comme couverte par des dizaines d’éoliennes qui rendent le panorama laid avec leur rotation constante. Blancs, ils tournent en arrière-plan sur les collines vertes. Catanzaro est la ville des trois V, San Vitaliano, le Velours et le Vent : selon la sagesse populaire « Trouver un véritable ami est aussi rare qu’une journée sans vent à Catanzaro ». Le différend avec Reggio de Calabre autour de la capitale régionale est historique et éternel. Au bout de la rue principale, à côté de l’ancienne prison, sur les nombreux hauts panneaux de verre qui protègent la structure de la fureur d’Éole, les dessins de silhouettes noires d’hommes de profil semblent regarder la vallée : c’est de loin l’élément artistique le plus suggestif de la ville.
De nombreux passionnés de football se souviendront du penalty inévitablement douteux alors marqué par Brady lors de la partie Catanzaro-Juventus en 1982, qui a donné un autre championnat hésitant et controversé aux Bianconeri cette fois contre la Fiorentina d’Antonioni. L’étrange structure du théâtre Politeama est blanche et couverte de petites fenêtres. Elle ressemble à un vaisseau spatial, un hôpital, des bureaux, une banque, un immeuble corporatif d’inspiration soviétique, à tout sauf à un théâtre. Les symboles de la ville ionienne sont le morzello, plat typique préparé avec abats, cœur, poumons, tripes, foie et estomac noyés dans une sauce tomate piquante et Massimo Palanca, attaquant gaucher qui a fait la fortune de Catanzaro entre la Série A, B et C avec un palmarès très particulier pour rivaliser avec ceux de Cristiano Ronaldo dans les médias : treize buts directement sur corner.
D’autres records, cependant peu enviables, proviennent de l’actualité criminelle et judiciaire : des centaines de crimes, le plus souvent sans coupable, attribués à la ‘Ndrangheta ou à des vendettas entre familles qui ont ensanglanté la vie de villages entiers pendant des décennies avec des personnes tuées dans les rues au nom d’un honneur terne, d’un orgueil aveugle et de la défense de la dignité vulgaire de sa propre famille, pour réparer les prétendues offenses reçues. Trois querelles qui ont pris une importance nationale depuis les années 90 à aujourd’hui, celle de Taurianova, San Luca et Cittanova.
“Jouant” sur la décomposition lexicale du terme faida, Mana Chuma, une compagnie de théâtre enracinée à la fois en Calabre et en Sicile, engagée dans un théâtre qui aborde des thématiques sociales et citoyennes, a brisé le mot de vengeance le translittérant dans cette « F-Aida » où à l’intérieur, comme l’Eros et le Thanatos, coexistent la haine et le sang de la faida (vendetta) mais aussi la beauté, l’art et la douceur d’Aida, comme culture lyrique et comme nom féminin. Une structure imposante exceptionnelle et admirable de l’artiste scenographe Aldo Zucco remplit et anime la scène avec à gauche, une vierge, mère et Madone (nous rappelant la série « Le Miracle »), au centre, le corps du père (nous rappelant ceux du Couvent des Capucins à Palerme) sur une table d’autopsie. Derrière, en toile de fond, une structure comme celle du Titanic, semble avoir été fabriquée avec des morceaux de bateaux coulés au fond de la Méditerranée (à voir, la scénographie de la pièce « Kate i Rades » par Francesco Niccolini portant sur le navire albanais coulé dans l’Adriatique après une collision avec la marine italienne), des pièces en bois décolorées par le saumâtre, coulées sans salut, à bout de souffle. Cette forteresse en papier mâché, est aussi, métaphoriquement, l’amas de superstructures dans la logique mafieuse de l’œil pour œil, des coutumes triviales et tribales et rurales de la justice prête à porter. On dirait des maisons en pisé yéménites avec des fenêtres comme des bouches de vérité ou des meurtrières d’édifices médiévaux perchés dans d’antiques traditions barbares, des ouvertures érodées par des souris qui rappellent les tours de Kiefer (ou les sept Palais Célestes) exposées en permanence au Pirelli Hangar Bicocca de Milan. On se sent comme à l’intérieur du film « Black Souls » de Francesco Munzi. Une Calabre en noir et blanc tachée de sang, éclaboussée de plasma et de ‘nduja[1].
La dramaturgie de Massimo Barilla et de Salvatore Arena, est onomatopéique et poétique et en même temps imprégnée de cette substance et de ce matériel si concrets qu’ils blessent. Les mots suscitent et expriment une violence ancestrale contre laquelle il semble y avoir aucun recours ou levée, aucune bouée de sauvetage, ni purification ni rédemption. Un monde corrompu et pourri, empêtré en lui-même, qui nourrit ses enfants pour en faire de la viande de boucherie, de nouveaux massacres pour souiller les rues, les ruelles, les trottoirs pour colorer ce monde ancien et obscur d’une douleur nouvelle. Seul sur scène, avec sa force expressive et sa générosité habituelles (son code stylistique), Arena incarne une puissance qui remplit chaque mot, chaque suspension, une interprétation participative et vécue pouce par pouce, souffle par souffle sur la peau. Arena ne s’épargne pas, Il n’épargne ni le cœur, ni le ventre, ni le foie, ni l’estomac.
Le prétexte de cette faida est un agneau né du bélier d’une famille et d’un mouton appartenant à la famille rivale : les Malapaglia et les Cacciacarta. Comme les Montecchi et les Capulets. Œil pour œil et le monde devient aveugle, a soutenu Gandhi. Moutons, béliers et agneaux, animaux sacrificiels comme les jeunes, les hommes et les membres des deux familles qui s’anéantissent comme des bêtes et tombent comme des quilles. Dans cette guerre de ressentiments rances qui entache la vie du pays, il y a, dans tant de souffrances, une lueur, non pas tant de libération mais d’intelligence et de prévoyance à vouloir arrêter ce massacre : un autre agneau à abattre, cette fois aux traits humains, Rocco (vient-il peut-être de Fidelio ?) et Alfredo (de La Traviata ?), comme Roméo et Roméo, décident d’arrêter ce carnage.
C’est une histoire dans l’histoire, une fleur née de tant de fumier. Une sorte de pardon. Après avoir été enfermé comme un animal dans une cage par son père dans un sous-sol pendant des années, Rocco se transforme en Aida, qui est beauté et chant et désir (musique de Luigi Polimeni) et les sentiments cancéreux s’effondrent et les nœuds machos cèdent inexorablement : « Est-ce ça l’amour ? Ce mal qui nous empoisonne, cette corde qui nous tend ». L’ensemble du spectacle est un long aveu colérique près du cadavre du père, source de haine et de destruction. Un théâtre de morsures, de dents à arracher, de viande à abattre, un théâtre qui saigne, un théâtre de boue et de larmes. On en ressort taillé et incrédule, blessé et conscient.
[1] Saucisse typique de Calabre avec une texture douce et un goût très épicé.
Traduction de l’italien par Elizabeth GRECH